Mes grands-parents maternels sont originaires de Suzhou ( 苏州 ), située à 80 kilomètres de Shanghaï. Cette petite ville, réputée comme la Venise de l’Extrême Orient, est sillonnée et nourrie par de multiples rivières et ruisseaux qui offrent un paysage pittoresque et un terroir propice à la culture de bonsaï. J’y ai passé une grande partie de mon enfance et de mes vacances scolaires chez mes grands-parents. J’en garde de merveilleux souvenirs.
Un soir d’été, quand j’avais 5 ans, mon grand-père et moi nous promenions le long de la rivière qui longe le quartier pavillonnaire où se trouvait notre grande maison composée de plusieurs pavillons et d’un joli étang. Bientôt nous arrivâmes sur un pont déjà illuminé par des lanternes rouges. Adossé à une balustrade du pont, mon grand père, en caressant sa petite moustache, fredonna ce poème
枫 桥 夜 泊
张 继
月落乌啼霜满天
江枫渔火对愁眠
姑苏城外寒山寺
夜半钟声到客船
Zhang Ji (8e siècle)
Une nuit près du Pont des érables
La lune décline
Les corbeaux se lamentent
Le ciel est plein de givre
Au bord de la rivière
Les érables s’illuminent aux feux des pêcheurs
Je sombre dans un sommeil mélancolique
En dehors de la ville de Gusu
Se dresse le temple de Hanshan
A minuit le tintement de sa cloche
Parvient jusqu’à ma barque
Il brandit son bras droit dans la direction d’un temple et me dit tout doucement :
« Voilà le fameux temple de Hanshan, A l’origine c’était un temple taoïste, sous la dynastie des Tang il fut dirigé par le célèbre ermite Hanshan. Il est donc couramment appelé Temple de Hanshan »
Ensuite, mon grand-père me répéta et expliqua chaque vers de ce poème que je redisais après lui jusqu’à pouvoir tout le réciter.
Ce fut mon premier poème d’enfance !
Effectivement sur le pont ce soir-là, je voyais des bateaux de pêcheurs dont les feux illuminaient les vaguelettes de la rivière, j’entendais des croassements de corbeaux revenus dans leurs nids haut perchés dans les branches de platanes. Un paysage envoutant, mystérieux et paisible.
Depuis ce soir-là ce petit poème ne m’a plus jamais quitté, Que je sois à Shanghaï, à Pékin, au fin fond de la chaîne de montagne Zhongtiao (où je passais mes années douloureuses pendant la révolution culturelle de Mao), ou bien à Paris, ce poème me rappelle toujours mon heureuse enfance !
Photo/ net - Statue de Zhang Ji |
En automne 1996, j’ai été invité à animer un stage de calligraphie à Avignon. Ce fut une belle occasion pour moi de visiter ce célèbre pont d’Avignon. Alors que je le traversais, l’image du pont des érables du poème de Zhang Ji envahit mon cerveau, et à mes oreilles sonna la voix de mon enfance qui me chuchotait alors « Sur le pont d’Avignon… » que j’avais chanté à Shanghaï avec mes petits copains français. Le pont des érables et le pont d’Avignon se fusionnaient dans mon esprit. J’étais envahi par des délices indescriptibles et innommables.
Quel bonheur !
Chaque fois que je récite le poème de Zhang Ji, je vois mon grand-père sur le pont des érables, souriant, heureux, caressant sa petite moustache. Cette image m’a beaucoup encouragé à supporter les souffrances physiques et morales de mes années de prison pendant la révolution culturelle.
Mais cette image m’accompagne aussi dans mes jours et mes moments heureux à Paris, surtout lorsque la solitude me saisit. Elle m’aide à savourer les délices du silence.